Onirym : ressources pour Ambre, le jeu de rôle

Les Atouts

Le jeu de la Marelle Le tarot d'Ambre

Le jeu de la Marelle
Le récit qui vous est proposé ici est issu du manuel du Tarot d'Ambre (le TAROT ou le jeu de la Marelle), réalisé par François Nédelec et mis en image par Florence Magnin. Il contient un récit des découvertes étranges faites par l'auteur puis un système de divination expliquant les significations de chaque carte (arcane majeur - atouts - comme arcane mineur). Trois méthodes de tirage des cartes sont ensuite proposées, dont le tirage dit de la Marelle, que les Ambriens utilisent quand ils veulent prédire le future.

Avertissement

Qui n'a rêvé un jour d'être un prince ou d'avoir des pouvoirs magiques ? Voilà bien un rêve que je ne ferai plus ! A deux reprises, j'ai eu un aperçu du genre de vie que mènent les princes de sang et les sorciers, et, croyez-moi, ce n'est pas une partie de plaisir...
Pourtant en publiant aujourd'hui l'édition complète du Tarot d'Ambre, je prends le risque de tirer à nouveau la queue du tigre. C'est Droppa qui m'a convaincu que cette publication serait mon assurance-vie ! Il serait alors impossible de me tuer ou de me faire discrètement disparaître sans attirer l'attention sur Ambre et ses mystères. Et personne n'y tient. Ni les princes ni les sorciers...
Alors j'adresse un avertissement à certains lecteurs qui pourraient avoir de mauvaises intentions : c'est trop tard ! Le jeu est publié, la vérité est dite ! S'il m'arrivait maintenant la moindre chose, tout le monde saurait qu'on a voulu me faire taire... Laissez-moi tranquille et, au contraire, chacun pourra s'imaginer que je fabule... que ce qui va suivre n'est qu'un artifice littéraire...
De toute façon, je ne donnerai pas de noms et les cartes du Tarot n'ont de pouvoir que si l'utilisateur leur en prête !

Un jeu mystérieux

En avril 1988 paraissait le Livre de la Licorne, accompagné d'un jeu de 32 cartes. J'y racontais comment j'eus la preuve que le monde d'Ambre n'étais pas issu de l'imagination de l'écrivain Roger Zelazny, mais possédait une réalité bien tangible, aussi tangible en tout cas que le monde où nous vivons. Sinon davantage...
Mais les deux éditions du Livre de la Licorne sont malheureusement introuvables aujourd'hui. Je vais donc raconter l'histoire comme elle m'est arrivée, en commençant par le début.
C'est dans le quartier des docks, à Londres, qu'un marin à demi-fou me vendit un jeu de 75 cartes. Elles étaient très endommagées mais provenaient, sans aucun doute, d'un tarot ancien. Une aubaine pour le collectionneur de jeux rares que je suis ! Le dessin des figures était exceptionnel. Très moderne. Paradoxalement, car le jeu semblait dater de plusieurs siècles. Les personnages habillés selon la mode du moyen Age semblaient presque vivants.
Un collectionneur du nom de Droppa MaPantz, à qui j'avais montré le jeu, tenta de me le voler. Mais il avait laissé chez moi un livre auquel il tenait beaucoup. Pour le récuperer, Droppa fut donc contraint de négocier avec moi et de me raconter la vérité sur ce jeu de cartes.
J'appris alors que le monde où nous vivons, la Terre, coexiste avec une infinité de mondes parallèles. Certains sont peu différents du notre. D'autres sont si étranges que nous ne pourrions y séjourner longtemps sans perdre la raison. Tous ces mondes, y compris la Terre, ne sont que les ombres, plus ou moins déformées, projetées par le seul véritable monde, Ambre.
Tout ceci semblera familier aux lecteurs du Cycle d'ambre de Roger Zelazny (éditions Denoël). Et paraîtra totalement farfelu pour tous les autres !
Pourtant il me fallut bien admettre que c'était une réalité et que Zelazny, loin d'écrire des romans, n'avait fait que transcrire les récits de Corwin, un prince d'Ambre à qui il avait rendu service.

Ambre et ombres

Je dois maintenant tenter de décrire l'univers d'Ambre en quelques mots.
A l'origine était le Chaos, univers mouvant où tous les possibles se réalisaient sans la moindre stabilité. Des hommes y vivaient sous la férule d'un roi entouré de ses courtisans. Un jour, l'un d'eux, Dworkin, déroba l'oeil gauche du Serpent du Chaos : le Joyau du Jugement. Il s'en servit pour tracer une Marelle qui engendra un monde ordonné et magnifique, Ambre.
Entre Ambre, le royaume de l'Ordre, et les Cours du Chaos, coexistant dans l'espace et dans le temps - bien que le temps et l'espace n'obéissent pas partout aux mêmes lois - on trouve toutes les variantes de mondes possibles et imaginables, les ombres. Une de ces ombres est notre Terre.
Les princes d'Ambre ont la faculté naturelle de voyager d'une ombre à l'autre en modifiant, détail après détail, le paysage qui les entoure. Difficile à proximité d'ambre, où l'Ordre est trop prégnant, le voyage se fait de plus en plus facile à mesurer qu'on s'éloigne vers le Chaos
En traversant la Marelle tracée par Dworkin, ou une de ses nombreuses répliques dans les reflets les plus proches d'Ambre, on peut aussi se projeter directement dans l'ombre de son choix. Mais ce moyen est également réservé aux rejetons de la famille royale. Selon Corwin, un être ne possédant pas une goutte de sang d'ambre serait impitoyablement foudroyé durant la traversée de la Marelle...
Dworkin inventa enfin pour le roi d'Ambre et ses enfants un jeu de cartes les représentants. Ces cartes leur permettent de communiquer entre eux en se concentrant sur la représentation de celui ou celle qu'ils désirent contacter. Cela crée une sorte de porte entre les mondes où se tiennent les interlocuteurs. Tous ceux qui se trouvent à proximité de la porte peuvent alors emprunter ce passage pour rejoindre l'autre monde.
Ces cartes dessinées par Dworkin pour la famille royale d'Ambre étaient celles que j'avais eues entre les mains ! Je vis de mes yeux Droppa Mapantz se servir d'une carte de jeu du marin pour ouvrir, au milieu de mon salon, une porte d'ombres. Je le vis disparaître dans un paysage qui n'avait rien de terrien et que je supposai être la mythique Ambre...
J'avais passé un accord avec Droppa : il reprenait le jeu de cartes du marin et le livre qu'il avait égaré chez moi, mais il me laissait publier 32 cartes accompagnées du Livre de la Licorne, un manuel de divination utilisé par les princes d'Ambre...
Je n'entendis alors plus parler de lui.

Un coup de téléphone

Il y a six mois, je reçus un coup de téléphone. La voix de l'homme au bout du fil paraissait oppressée, haletante :
"Avez-vous toujours les cartes d'Ambre ? vous savez, les cartes que vous ne deviez pas publier ! ...
-Qui est à l'appareil ?
-C'est moi, Droppa ! Droppa MaPantz ! Avez-vous toujours les cartes ? J'ai une bonne nouvelle pour vous !"
Pris de court, je bafouillai. En repartant pour Ambre, Droppa avait remporté les cartes du marin. Il n'était pas censé savoir qu'avant notre rencontre, j'avais pris la précaution de photocopier les 75 cartes...
J'avais cependant respecté les termes de notre accord. Seules les 32 cartes autorisées avaient été publiés. Et encore, il ne s'agissait que de 8 cartes différentes répétées dans les quatre couleurs. Je conservais jalousement, cachée chez moi, la reproduction en noir et blanc des 67 cartes inédites.
J'avais longuement étudié ces cartes en les comparant aux autres jeux de Tarot que je possédais.

Le Tarot

Le jeu qu'on appelle tarot est assez différent des autres jeux de cartes. Il ne comporte ni 32 ni 52, mais 56 cartes, les lames mineures, réparties en 4 couleurs de 14 cartes. les couleurs du Tarot traditionnel ne sont pas Trèfle, Carreau, Coeur et Pique, mais Bâtons, Deniers, Coupes et Epées. Les cartes sont numérotées de 1 à 10 et quatre figures les accompagnent : le Roi, la Reine, le Cavalier - qui ne figure pas dans le jeu classique - et enfin le Valet.
A cela s'ajoute un groupe distinct de 22 lames majeures ou atouts ou encore arcanes - c'est à dire secrets - majeurs. Chacune d'elles porte un dessin très caractéristique et un nom. Elles sont numérotées de 1 à 21 plus une carte sans numéro, le Mat. L'ensemble forme un jeu de 78 cartes.
Les cartes du Tarot permettent de pratiquer un jeu populaire qui se joue de trois à cinq joueurs. Mais elles ont aussi donné lieu à une pratique divinatoire, appelée cartomancie. Hermétiques aux yeux des profanes, mais compréhensibles pour l'initié, les images du jeu de Tarot formeraient les pages d'un livre muet, ou liber mutus, contenant toute la philosophie, toute la science, bref le résumé de toute la connaissance humaine.
Pour connaître l'avenir, on dispose les cartes selon diverses méthodes (voir Méthodes de tirage). La pratique la plus complète utilise toutes les cartes du Tarot, mais on peut aussi se servir uniquement des 22 arcanes majeurs pour une consultation rapide.
Je comparais surtout le jeu du marin au Tarot de Marseille qui, aux dires des experts, est le plus fidèle à la tradition. La plupart des cartes du Tarot d'ambre en sont fort proches, quoique le style du graphisme diffère totalement. De plus, elles ne comportent pas de noms et le numéro des lames majeures est dans une langue inconnue.
Je repérai cependant quelques divergences : des licornes qui n'existaient dans aucun autre tarot, notamment sur les arcanes de la Force et du Soleil ; la carte du Jugement qui n'avait plus rien a voir avec le Jugement dernier de la tradition chrétienne... Le reste était points de détail.
Plus d'une fois je caressai l'idée de faire colorier et publier ces cartes inédites. Mais certaines étaient très abîmées, presque illisibles. Et il manquait trois cartes au Tarot d'Ambre en ma possession : le Diable, la Maison-Dieu et le Cavalier de Deniers...
Et puis, il me faut bien admettre que la prestation de Droppa, ouvrant chez moi une porte vers un autre monde, m'avait impressionné. C'est une chose de lire un roman de science-fiction ou de voir un film fantastique, c'est tout à fait différent de sentir la réalité de tous les jours basculer, de voir à l'oeuvre des forces magiques qu'on sait ne pouvoir maîtriser ni même comprendre.
Bref, je me suis dégonflé. Mais cette histoire me trottait dans la tête. Souvent je regardais ces cartes. Même en noir et blanc, elles n'avaient pas perdu leur pouvoir de fascination...
D'après Droppa, les cartes d'Ambre étaient très anciennes. Plusieurs milliers d'années pour las arcanes majeurs. Je décidai d'étudier l'histoire du jeu de Tarot pour en avoir le coeur net.

L'origine des cartes à jouer

Je découvris que l'origine des cartes à jouer restait pour tous les experts fort mystérieuse et sujette à controverses. Les premiers jeux de cartes européens apparaissent tout armés dans leur répartition en couleurs et leur hiérarchie. Cette forme évoluera fort peu jusqu'à nos jours. Sa complexité en fait forcément un jeu d'importation. Mais de quelle provenance ?
Certains attribuent l'invention des cartes aux Chinois, d'autres aux Indiens, ou même encore au dieu égyptien Thot ! Sarrasins ou Gitans seraient censés les avoirs importées en Europe vers la fin du Moyen Age, à moins que ce ne soit Marco Polo ! Il est certain qu'on a trouvé trace à cette période d'édits juridiques et religieux condamnant la pratique du jeu de cartes. Le texte plus ancien faisant allusion aux cartes date de 1367. Mais les plus vieux jeux retrouvés en Europe ne remontent qu'au milieu du XVème siècle.
L'un deux est un Tarot italien qui aurait appartenu à la famille princière des Visconti-Sforza. Richement enluminé, il est peint par un grand artiste et, comme le Tarot originel d'Ambre, ne contient ni noms ni numéros. Il semble comporter la même proportion de lames majeures et mineures que le tarot de Marseille, mais certaines versions possèdent des Valets et des Cavaliers femmes et on a jamais retrouvé les cartes correspondans à la Maison-Dieu et au Diable...
Un jeu allemand d'environ 1440, le Jeu de la Chasse ou de la fauconnerie, comporte 56 cartes sans atouts. Il décrit la passion de la chasse à la mode médiévale. Les couleurs y sont les Faucons, les Hérons, les Chiens et les Leurres. Hormis le nombre identique de cartes mineures, il n'a pas grand chose à voir avec le Tarot. Pourtant deux détails troublants attirent l'attention : le visage de certains personnages n'est pas peint, seul le contour a été dessiné à la plume... Le nom complet de ce jeu est Jeu de la Chasse des princes d'AMBRAS...
Au XVIème siècle, d'autres versions du Tarot circulent. Toutes sont imprégnées par une inspiration chrétienne (Dieu, le Pape, les vertus cardinales ...) ou érudite (les muses, les dieux de l'Olympe, Nabuchodonosor...). Le nombre de cartes est extrêmement variable d'un jeu à l'autre (97 cartes dans le Minchiate florentin, 50 cartes dans le Mantegna).
Mais au milieu du XVIIème siècle, le jeu est codifié dans sa forme définitive. On fixe le nombre et la place des arcanes et on y adjoint un symbolisme occulte d'origine astrologique et alchimique. On estime que le Tarot de Marseille est le fruit de cette remise en ordre. Et depuis, toutes les versions successives du Tarot ont respecté cette structure fondamentale donnée au jeu. Enfin, c'est juste avant la révolution française, que le philosophe Court de Gébelin décrivit le tarot comme la version ultime du livre de Thot. Ce dieu égyptien de la sagesse, de l'occultisme et des sciences était aussi le dépositaire de tous les secrets des anciens Egyptiens.

Un étrange cambriolage

Un jour, comme je revenais de vacances, je trouvai l'appartement sens dessus dessous. Un cambriolage tristement banal dans nos banlieues, hormis le fait qu'apparemment rien n'avait été volé ! Cela valait mieux d'ailleurs, car la porte ne présentait aucune trace d'effraction. Les assurances auraient certainement refusé toute indemnisation. Je ne portai donc pas plainte et tâchai d'oublier l'incident.
Mais quand je voulus à nouveau étudier le Tarot d'Ambre, il me fut impossible de mettre la main sur le dossier contenant les photocopies. Cela se passait environ un mois avant le coup de téléphone de Droppa...
"Quelles cartes, lui répondis-je ? Je ... j'ai essayé de vous faire parvenir un exemplaire du Livre de la Licorne, mais l'adresse que vous m'aviez laissé était fausse...
- Ne faites pas l'imbécile ! Je vous parle des autres cartes. vous en aviez gardé copie, les avez-vous toujours ?"
J'avais soupçonné Droppa dès que j'eus compris le but du cambriolage. Il m'avait interdit toute publication et avait fait en sorte que je ne sois pas tenté de rompre mon serment. Je protestai :
"Vous savez bien que non, espèce d'hypocrite !"
Je lui fis le récit du cambriolage en lui faisant comprendre que je le soupçonnait. Il s'insurgea.
"Vous avez tort de croire que j'ai repris les cartes. Au contraire, je voulais vous annoncer que vous auriez le droit de publier le Jeu de la Marelle...
- Mais qui a pu... ?
- J'ai des idées sur la question. Ne sortez pas ce soir ! Je passerai chez vous... "
Il raccrocha brutalement.
Droppa MaPantz m'avait laissé le souvenir d'un homme jovial, aux manières raffinées. Il devait être en proie à une forte émotion pour se comporter de la sorte. Et s'il n'était pas coupable du vol, qui d'autre aurait pu être au courant ?

Tarot ou Marelle ?

Une expression qu'il avait employée me frappa à retardement : il n'avait pas parlé de Tarot mais du Jeu de la Marelle...
Hormis le voyage entre les ombres qui s'apparente plus à un sport réservé aux membres de la famille royale d'Ambre, ce sont les cartes et la Marelle qui permettent de se déplacer à travers Ambre et les ombres. Deux jeux connus sur Terre de longue date ... Y a-t-il un rapport entre ces deux jeux apparemment fort différents ? Comment résoudre l'équation posée par Droppa : Tarot d'Ambre = Jeu de la Marelle ?
En attendant Droppa, je sortis tous mes ouvrages spécialisés sur les jeux et me plongeai dans la lecture des rubriques Tarot et Marelle.
Sous le même vocable Marelle se cachent deux jeux fort anciens, peut-être les plus vieux du monde. Ils présentent des similitudes dans la forme du terrain, mais fonctionnent sur des règles totalement différentes.
Tout d'abord ce que nous appellerons les Marelles, au pluriel. C'est un jeu de stratégie à deux joueurs, où il s'agit d'aligner trois ou cinq pions en les déplaçant sur les lignes d'une structure de forme carrée et en bloquant les pions de l'adversaire.
La Marelle, au singulier, est un jeu d'enfants qui consiste à pousser du pied une pierre dans les cases d'une structure simple tracée avec un bâton ou à la craie sur le sol. Au contraire des Marelles stratégiques, il faut par-dessus tout éviter de passer sur les lignes.
La Marelle d'Ambre décrite par Roger Zelazny, emprunte aux deux jeux puisqu'il s'agit, comme dans la Marelle enfantine, de déplacer son corps sur un réseau tracé au sol, mais on s'y déplace sur les lignes et non dans des cases. On pourrait aussi comparer le Joyau du Jugement à la pierre qu'on pousse sur la Marelle. Mais le premier sert à tracer la Marelle, tandis que l'autre est le pion du jeu.

Les Marelles stratégiques

A part le déplacement sur les lignes, les Marelles stratégiques n'ont rien à voir avec la Marelle d'Ambre. Leur antiquité et leur histoire sont cependant suffisamment évocatrices pour qu'on en dise deux mots. On en trouve des variantes chez les Grecs, sous le nom de Pettie, et chez les Romains, appelées Latroncules. Un jeu Egyptien, appelé Senet ou Jeu du Serpent, pourrait aussi y être apparenté.
Selon André Rossel, la tradition attribue l'invention du jeu de la Marelle au génial constructeur de la Tour de Babel (représentée, dit-on, dans l'arcane 16, la Maison-Dieu). Le Jeu de Babel, ou Jeu de Bakot, fut pratiqué avec ferveur par les Troyens pour se distraire au cours du long siège décrit dans l'Iliade. Emporté par les Grecs après la chute de Troie, il parvint plus tard aux Romains.
Il fut alors transmis sans interruption au cour du Moyen Âge jusqu'à nos jours. On trouve le récit de cette pérégrination dans un manuscrit enluminé du XIIIème siècle de la faculté de Médecine de Montpellier, qui contient en outre 28 problèmes de Bakot ou Merelle.
On prête encore aux Marelles une origine phénicienne : "Le carré des Marelles, c'était la mer, vaste champ de conquêtes pour les navires phéniciens ; la case du centre, plus grande et mieux ornée que les autres, c'était Tyr, la ville forte et divine ; et les autres cases, c'étaient ses colonies symétriquement groupées autour de la métropole et gravitant vers son centre comme les planètes du ciel autour du soleil. Partout où ils allaient, les Phéniciens portaient cette image, véritable et symbolique étendard de leur puissance" dit Fournier dans son Histoire des jouets et des jeux d'enfants.
Ce nom de Marelle ou merelle aurait une origine basque, lazmar-ellas, c'est-à-dire la mer des îles, et les Basques, comme les Phéniciens, introduisent une reproduction de Marelle dans leurs armoiries. "Le roi de Navarre" , dit l'historien Arnaud Vinehart, "porte pour armes une escarboucle entourée de petits globes au médaillon dans une mer phénicienne d'or au coeur vert." On trouve ainsi la Marelle sur le blason des rois de France et de Navarre ! René Alleau signale également qu'il n'y a pas de différence objective entre l'Union Jack, le pavillon anglais, et la Marelle phénicienne...

La Marelle à cloche-pied

La Marelle des enfants, ou Marelle à cloche-pied, connaît beaucoup de formes différentes. Il existe une Marelle des jours de la semaine et une autre de l'alphabet. La forme la plus courante est celle d'une cathédrale simplifiée. La nef est d'ailleurs appelée Ciel dans le jeu. Il s'agit donc d'un parcours initiatique destiné à mener le palet de la Terre vers le Ciel en évitant de le faire tomber dans l'Enfer.
De même, tracer la Marelle d'Ambre est l'acte primordial qui permet d'ordonner le Chaos initial. On crée, autour de cette Marelle, un monde, Ambre, ainsi que l'infinité d'ombres qui l'accompagnent et dont la Terre n'est qu'un des avatars.
Pourtant la description que donne Roger Zelazny de la Marelle d'Ambre ne ressemble pas à la Marelle du type cathédrale. S'il s'agit bien de traits tracés sur le sol, la forme en est très différente :
"C'était un entrelacs subtil et puissant, composé entièrement de courbes, avec quelques lignes droites au centre. Cela me rappela ces labyrinthes compliqués qu'on dessine avec un crayon... pour aller d'un point a un autre."
Mais il existe encore d'autres sortes de Marelles à cloche-pied. L'une d'elles est en forme d'escargot ou de colimaçon. Cette Marelle en spirale semblerait mieux correspondre à la description de Zelazny.
Comme les autres Marelles, elle comporte de nombreuses cases à travers lesquelles le joueur doit pousser à cloche-pied son palet en se dirigeant de l'extérieur vers le centre appelé Paradis...
Par contre, je n'arrivais pas à trouver le lien entre Marelle et Tarot

Le Jeu de l'Oie

Mais en relisant l'ouvrage extraordinairement riche de Jean-Marie Lhôte, sur le Symbolisme des Jeux, je tombai sur une hypothèse qui rattachait la Marelle en spirale au Jeu de l'Oie !
S'il se jout comme les Marelles stratégiques sur un plateau, le Jeu de l'Oie s'apparente davantage à la Marelle en colimaçon. Le tracé emprunte la forme d'une spirale et le pion du joueur est poussé vers un but, sinon par le pied du moins par le hasard de deux dés, comme le palet de la Marelle à cloche-pied.
La forme de ce jeu semble trouver son inspiration dans le labyrinthe crétois, où Thésée devait affronter le Minotaure après avoir déjoué nombre d'embûches.
De nombreuses monnaies retrouvées sur le site de Cnossos, capitale de la Crête, représentent le fameux labyrinthe sous la forme d'une spirale complexe.
Le fameux disque de Phaestos découvert dans le palais de Minos en Crête est gravé d'un dessin tout à fait semblable à celui d'une Marelle en spirale ou d'un Jeu de l'Oie. Excepté le fait qu'il comporte moitié moins de cases. Le nombre des cases du Jeu de l'Oie est, rappelons-le, 63. Cependant, le disque de Phaestos est gravé des deux côtés . Chaque côté comporte 31 cases de tailles inégales comprenant plusieurs idéogrammes gravés que personne n'a su déchiffrer.
On pourrait donc supposer qu'après avoir parcouru la spirale de l'extérieur vers le centre, le joueur, ou l'initié, passerait de l'autre côté du miroir comme dirait Lewis Caroll, c'est-à-dire repartirait de l'autre côté du disque, du centre vers l'extérieur. Cela commençait à ressembler un peu au fonctionnement de la Marelle d'Ambre... En comptant une case supplémentaire pour le passage d'un monde à l'autre, on retrouve alors les 63 cases du Jeu de l'Oie. D'autant que la case 31 du Jeu de l'Oie est appelée le Puits... S'agirait-il de celui qui, dans le disque de Phaestos, fait passer d'un monde à l'autre ? Justement, la case centrale d'une des faces du disque, c'est à dire la 31ème, comporte deux signes : une pierre et de l'eau...
A son apparition vers le milieu du XVIIème siècle, le Jeu de l'Oie est appelé Noble Jeu de l'Oye, renouvelé des Grecs. Ce qui semble confirmer son origine minoenne. De plus, pour ceux qui douteraient encore, la case 42 du Jeu de l'Oie est appelée le Labyrinthe !
Pour de nombreux ésotéristes, tel Maurice Basquine, le Jeu de l'Oie possède une dimension occulte : dans sa spirale, se trouveraient décrites les étapes du Grand Oeuvre alchimique. Le jeu de l'Oie, comme les contes de Ma Mère l'Oye ; oeuvre hermétique cryptée sous la forme de contes pour enfants est, en ce sens, à rapprocher du fameux langage des oiseaux, fondé sur les symboles et les jeux de mots. C'est par ce moyen ludique et allusif que les alchimistes communiquaient leur savoir.
L'Oye, d'après Augustin Berger, c'est l'oreille, l'ouïe, dérivé du vieux verbe picard oyer, entendre. Autrement dit, c'est le "jeu qu'il faut entendre", le Jeu de l'Entendement. On trouve d'ailleurs dans l'architecture de l'oreille interne un élément appelé le Labyrinthe, spirale de deux tours et demi. Jean-Marie Lhôte souligne le "réseau de correspondance [ qui ] unit évidemment le labyrinthe à l'oreille, entre autres la spirale des coquillages qu'il suffit de mettre à l'oreille pour entendre un écho des horizons de la mer, l'hélice de la Tour de babel, ce temple des langages incohérents et multiples." Il signale également que "le sens de rotation du jeu de l'Oie est celui de l'oreille gauche, sens de rotation de la Roue de Fortune du Tarot de Marseille."
J'ajouterai qu'une des caractéristiques des personnages humains du Tarot est qu'aucune oreille n'y est jamais visible. On trouve même sur la Roue de Fortune, un personnage à tête d'âne dont les oreilles sont bandées. Nous serions donc en présence d'un jeu sourd, le Tarot, livre d'images muet de surcroît, auquel s'opposerait, tout en le complétant, le Noble Jeu de l'Oye (ou ouïe), c'est-à-dire la Marelle !

Le retour de Droppa MaPantz

J'en étais là de mes recherches quand on sonna à la porte. En regardant par l'oeilleton, je vis un homme avec une tête énorme surmontée d'une couronne de cheveux dressés en plusieurs pointes? J'ouvris : c'était Droppa MaPantz, le bouffon de la cour d'Ambre, en jean, blouson et tennis. Je m'attendais presque à le voir surgir en costume Renaissance dans une bourrasque au milieu du salon. Mais il eût fallu pour cela que Dworkin, ou un initié, ait dessiné une carte d'atout à l'image de mon appartement. Je préférais ne pas avoir droit à cet honneur...
Après les civilités d'usage, il me fit décrire en détails mon cambriolage. Il parut soulagé d'apprendre que je n'avais pas porté plainte.
"Il vaut mieux ne pas mêler les autorités à tout ceci..."
Je lui montrai un exemplaire du Livre de la Licorne qui lui plut beaucoup. Il fut enchanté d'apprendre que personne n'avait pris au sérieux mes révélations sur l'univers d'Ambre.
"J'en étais sûr. Si vous voulez dévoiler un secret sans que nul ne se doute de son importance, faites-en un roman de science-fiction ou mieux un jeu !
- Vous oubliez le cas de Ron Hubbard avec sa Dianétique, rétroquais-je.
- C'est en effet le contre-exemple. Il prouve que le public des sectes est prêt à avaler n'importe quoi. D'ailleurs nous entrons là dans le vif du sujet. Savez-vous qu'une société secrète s'est formée autour du Tarot d'Ambre ? C'est d'ailleurs la raison de ma venue...
- Je vous jure que je n'ai jamais montré le jeu à qui que ce soit !
- Mais il a disparu, n'est ce pas ?
- Vous pensez qu'on s'est servi du jeu volé chez moi ?
- C'était le seul disponible sur Terre ! Les jeux utilisés par les princes d'Ambre ne comportent généralement que les figures mineures. Plus quelques cartes personnelles qu'ils ont fait exécuter selon les règles pour se rendre en certains lieux de leur connaissance. Les 22 arcanes majeures du Jeu de la Marelle ont été dessinés par Dworkin avant même qu'Oberon fût installé sur le trône d'Ambre. On compte les exemplaires sur les doigts d'une seule main.
- Mais comment expliquez-vous alors sa ressemblance avec le Tarot de Marseille ?"

L'histoire du Tarot

Droppa prit son temps pour répondre. Il devait hésiter sur ce qu'il pouvait ou nom me révéler.
"C'est une longue histoire qui illustre les rapports privilégiés entre Ambre et l'Ombre-Terre. A le fin du XIVème siècle, un prince d'Ambre tomba amoureux de la reine d'un petit royaume terrien, la France.
Cette Isabelle de Bavière était une fieffée gredine, qui dépassait en fourberies le plus tortueux des héritiers d'Oberon. Elle fit parler le prince et apprit tout ce qu'il savait d'Ambre. Elle n'eut de cesse qu'il lui procura un de ces jeux d'atouts magiques dont il lui avait imprudemment parlé.
Il accepta de lui prêter le jeu complet de Dworkin à condition qu'elle le lui rendit rapidement. Dès qu'elle l'eut en sa possession, la reine s'empressa d'en faire exécuter trois copies par un peintre avant de rendre le jeu au naïf prince.
- Mais oui ! J'ai lu cette histoire. Des historiens ont retrouvé la commande de ces jeux, passée à un certain Jaquemin Gringonneur. Certains lui attribuent même l'invention du jeu de cartes !
- Oh non ! Le jeu de cartes existait déjà sur Terre, sinon en France, depuis fort longtemps... Mais c'était le jeu numéral avec les figures. Il ne comportait pas les arcanes majeurs. D'ailleurs, le Jeu de la Marelle original, lui, n'avait pas de lames mineures chiffrées. C'est la combinaison des deux qui a donné le jour au Tarot complet de 78 cartes.
- Et que sont devenus les cartes d'Isabelle de Bavière ?
- Le premier jeu servit longtemps à la reine qui était férue d'occultisme. Après sa mort, il prit sans doute le chemin de son pays natal.
Le deuxième jeu, Isabelle l'offrit à son époux Charles qui sombra au même moment dans la folie. Y a-t-il un rapport entre les atouts et la folie du roi ? Difficile à dire... Les atouts d'Ambre, davantage encore que leur pâle copie terrestre, offrent à l'esprit des aperçus vertigineux qui pourraient être fatals aux âmes faibles ! Ce jeu fut certainement détruit par son prudent fils.
Le troisième et dernier jeu alla au propre frère du roi, Louis, qui était d'ailleurs un des amants d'Isabelle. Après l'assassinat de Louis, quinze ans plus tard, le jeu échut à son épouse. Il demeura propriété de sa famille qui en fit faire des copies, mais agrémentées de ses meubles héraldiques.
- Comment s'appelait la femme de Louis ?
- Valentine Visconti, pourquoi ?
- Mais c'est le fameux jeu Visconti-Sforza ! Le plus ancien jeu de Tarot connu à ce jour !
- Certes ! Mais, de copie en copie, le symbolisme initial avait été altéré et ce Tarot ne possédait plus toutes les vertus magiques du Jeu de la Marelle. Heureusement d'ailleurs, car les techniques d'impression permettaient désormais de reproduire en grand nombre les jeux de cartes."
Historiquement son histoire était plausible, comme je pus le vérifier par la suite en faisant des recherches sur le règne de Charles VI. J'en avais le souffle coupé. J'objectai néanmoins.
"Une publication fidèle aurait été dangereuse à l'époque, alors qu'elle ne l'est plus aujourd'hui... Pourquoi cela ?
- Parce qu'ils croyaient à la magie, eux, me rétorqua-t-il ! Ces jeux eurent beaucoup de succès, mais chaque dessinateur, chaque graveur et chaque maître cartier ajouta son apport personnel au modèle initial. Ce qui acheva de le dénaturer complètement. On fit même des jeux d'une centaine de cartes, dont les atouts illustraient les principales vertus chrétiennes, ou les dieux grecs et romains, les neuf muses, etc. L'allégorie artistique l'emporta sur la rigueur da la magie opérationnelle du Jeu de la Marelle. Au grand soulagement du prince d'Ambre qui avait commis l'erreur de le divulguer...
- Pourtant en comparant mon exemplaire avec le Tarot de Marseille...
- C'est exact ! Un autre incident, plus grave celui-là, eut lieu en 1665, l'année de la grande peste à Londres ! Le prince Corwin, au moment où il tomba dans un guet-apens, portait avec lui un jeu complet. Ce qu'il advint de Corwin est conté dans le Cycle d'Ambre, mais le Jeu de la Marelle, lui arriva entre les mains d'alchimistes fort compétents groupés autour d'un certain Newton.
- Isaac Newton ?
-Vous le connaissez ?
- Oui, j'en ai entendu parler, mais continuez, je vous en prie !
- C'était un époque fascinée par les pratiques occultes, la recherche de la pierre philosophale, et tout ça. Ils comprirent en partie l'importance du Jeu. Mais dans les copies qu'ils firent, ils accentuèrent tout ce qui leur semblait important. Et mêlèrent au symbolisme tout un fatras alchimique. Ce jeu, dont le Tarot de Marseille est une version grand public, est cependant le plus proche de l'original.
- Et le jeu que le marin m'avait vendu ?...
-... était le propre jeu de Corwin dont j'ose à peine imaginer le chemin qu'il a parcouru pour parvenir jusqu'à vous !"

Un complot

Je restai un instant sans voix.
" Je comprends mieux maintenant pourquoi vous teniez tant à le récupérer."
Droppa sourit.
"Savez-vous que votre Livre de la Licorne m'a valu des ennuis ?
- Vous aviez pourtant largement censuré les cartes !
- Mais le texte révélait des secrets qui auraient pu se retourner contre nous. Il y a, en fait, deux opinions qui s'opposent à la cour d'Ambre : certains soutiennent avec moi que des révélations habilement distillés dans des ouvrages de science-fiction ou des jeux banalisent nos mystères et en éloignent ceux qui pourraient être tentés de s'en servir à des fins occultes. Et d'autres, assez virulents, affirment que tout secret révélé est une porte ouverte vers Ambre. Ils hurlent à la décadence et à l'invasion prochaine.
J'ai l'impression que l'auteur de votre petit cambriolage n'est autre que X, le chef de file des intégristes."
Il me donna le nom d'un prince que je ne révélerai pas : si ses projets échouent, Roger Zelazny en donnera sans doute le récit dans le Cycle d'Ambre, et sinon, sa position à la cour d'ambre sera telle que je préfère rester discret ! Je fis une suggestion :
"X voulait éliminer toute trace du jeu sur Terre ?
- Pas du tout, répondit Droppa. En fait, il ne disposait pas lui-même de version des arcanes majeures. Je vous ai dit que leur nombre est très limité.
- Vous m'avez aussi dit que seules les cartes dessinées par Dworkin étaient opérationnelles.
- Vos photocopies suffisaient pour son dessein."
Droppa m'apprit alors qu'un nouveau complot se tramait autour du trône d'Ambre. Le prince en question recrutait des mercenaires sur Ombre-Terre et projetait de rééditer l'exploit de Corwin en important en Ambre des armes à feu. A cette fin, il avait fondé sur Terre une secte dont il était le grand maître. L'enseignement ésotérique de cette chapelle était fondé sur le tarot d'Ambre.
"Il raconte à ses fidèles qu'ils pourront voyager dans les mondes magiques grâce à leur travail sur les arcanes. En fait, il emmène lui-même les initiés à travers les ombres pour les impressionner. Et ça marche ! Il est leur Dieu, ils se feraient tuer pour lui !
- Et vous proposez..."
Droppa éclata de rire devant ma mine effarée.
"...de publier le jeu complet, oui ! Ca lui coupera l'herbe sous le pied ! Vous savez comment fonctionnent les sociétés secrètes, avec leurs cercles de plus en plus réduits d'élus à qui l'on révèle petit à petit les secrets des Dieux. Les plus avancés de ses adeptes ne connaissent pas la signification de la moitié des cartes. Vous imaginez leur tête si on peut se procurer leur plus grand secret chez un marchand de jouets ?
- Ils vont me lyncher, oui !
- Le risque n'est pas grand : soit la société survit à ce coup et il ne tiendront pas à se faire remarquer ; soit elle éclate et le secret des cartes leur paraîtra dérisoire et votre geste insignifiant.
- Et le prince ?
- Il changera de stratégie, voilà tout. Mais si nous réussissons à nous emparer des cartes, il aura perdu tout ou partie de sa troupe...
-Si nous réussissons ?... "
Droppa tira de sa poche une sorte de tract de couleur jaune, plié en deux. Dès que je l'eus en mains, je reconnus le dessin qui l'ornait :
C'était l'arcane de la Force, la femme maîtrisant une licorne. Cette illustration provenait forcément du Jeu d'Ambre car, dans tous les autres Tarots, il s'agit d'un lion.
Droppa attira mon attention sur l'adresse qui figurait sur le tract.
"C'est un château, proche de Paris. C'est le repaire de la secte. Vous avez certainement une voiture. Nous allons nous y rendre immédiatement !"
Il était alors plus de quatre heure du matin.
"Mm... Mais pourquoi ? balbutiai-je.
- Pour récupérer votre jeu, pardi !
- Attendez une minute ! je n'ai rien d'un aventurier ! Vous n'imaginez pas que je vais affronter toute une bande de fanatiques..."
Droppa se fit rassurant.
"Tout se passera bien. J'ai quelques pouvoirs, vous savez ! Voulez-vous publier ce jeu, oui ou non ?"

Vers la Marelle

Je ne sais plus comment il réussit à me convaincre, mais nous partîmes finalement en pleine nuit. Malgré son manque d'enthousiasme, je pris quand même une arme feu.
Pendant que je conduisais, j'essayai de lui tirer les vers du nez. Notamment sur la relation entre le Tarot et la Marelle. Je lui fis part des recherches que j'avais faites sur tous ces jeux. Je flattai ses connaissances encyclopédiques et son goût pour les constructions intellectuelles.
" Vous avez remarqué, lui dis-je, que dans le tarot, un des personnages, le Mat, est mordu à la jambe par un animal, et donc boite comme un joueur de Marelle qui doit sauter à cloche-pied... D'autre part, la jeune femme de la carte 21, le Monde, est précisément dans la position d'un joueur de Marelle (ou plutôt d'une joueuse, car c'est un jeu davantage prisé par les petites filles que par les garçons).
La joueuse de l'arcane 21 ne serait-elle pas en train de créer un Monde, pour suivre l'analogie de Zelazny, en traçant à l'aide de sa baguette et du joyau du Jugement, une Marelle primitive ?
- C'est tout à fait exact ! Vous pourriez aussi dire que le Bâteleur est devant une table prêt à jouer aux Marelles… Ou peut-être à une parie du Jeu de l'Oie. Après tout, il a deux dés… Savez-vous que le Jeu de l'Oie est apparu au milieu du XVIIème siècle. A peu près au moment où le Tarot a pris sa forme définitive, telle qu'on la trouve dans le Tarot de Marseille ?
- Y verriez-vous la main de Newton ? ironisai-je.
- Qui sait ! Les savants de l'époque communiquaient beaucoup entre eux par des gazettes, des lettres ouvertes. Et les alchimistes échangeaient des tuyaux au moyen d'allégories, de poèmes ou d'images symboliques. Pourquoi pas des jeux ? Croyez-vous en la magie des nombres ?"
Je citai approximativement Jean-Marie Lhôte :
"Un nombre, c'est le masculin d'une ombre... Selon l'éclairage qu'on lui donne, il change de forme.
- Fascinant, fascinant... Essayons de voyager parmi les nombres, nous arriverons peut-être en Ambre ! Homère disait à propos de la Crête qu'elle possédait "quatre-vingt-dix cités, parmi lesquelles est la grande cité de Cnossos, où régnait Minos, tous les 9 ans en familiarité avec le grand Zeus." Or, la disposition de la moitié des oies dans le jeu est clairement rythmée par le chiffre 9, puisqu'on trouve une oie à tous les numéros multiples de 9, soit toutes les 9 cases comme Zeus revenait tous les 9 ans. D'ailleurs les 7 autres oies ne sont pas réparties au hasard, car on les retrouve aux cases 5, 14, 23, 32, 41, 50 et 59 : si on additionne les chiffres qui forment ces nombres, on obtient toujours le chiffre 5...
- Quel rapport avec le Tarot ?
- Patience ! Le Jeu de l'Oie traditionnel comporte toujours 63 cases et on peut remarquer que la dernière case, l'Arrivée, la Maison ou le Jardin de l'Oie, contient une oie mais se comporte au point de vue du jeu comme une case vide : on n'y rejoue pas son coup. Ainsi, si on la compte parmi les oies, nous avons 14 oies + 8 cases accidents = 22 : nous retrouvons les 22 arcanes du Tarot ! Et si on la compte parmi les cases blanches, cela porte le nombre de ces derniers à 42 ! Il existe aussi dans le Tarot, un arcane, le Mat, qui ne porte pas de numéro et peut donc être compté de diverses façons...
- Et puis quoi 42 ? Je sais bien que c'est le nombre clé de l'explication de l'univers d'après Douglas Adams dans le Dernier Restaurant avant la fin du monde (éditions Denoël), mais...
- Je ne connais pas cet ouvrage. Mais 42 est le double de 21, nombre du Monde et dernier arcane numéroté du Tarot.
- A ce compte là, on pourrait aussi bien dire que le Jeu de l'Oie est apparenté au jeu d'Echecs : 63 + 1 = 64 cases...
- Ne soyez pas ironique. Il y aurait beaucoup à dire sur les analogies entre Echecs et Tarot : on y trouve des rois et des reines, des cavaliers et des tours et même des fous.
- A propos de fou, vous oubliez l'expression "Echec et Mat" !
- Et le dessin de l'échiquier qui est une Marelle un peu plus complexe. D'ailleurs une variante espagnole des Marelles, l'Alquerque, a peut-être été l'ancêtre du jeu de Dames."
Droppa fit un geste drôle qui semblait signifier "tout est dans le tout". Puis il poursuivit :
"Mais pour en finir avec les analogies entre le Tarot et jeu de l'Oie, examinez les 8 cases Accidents du Jeu de l'Oie. Ce sont, je vous le rappelle, la case 6 : le Pont; l'Hôtellerie (19); Deux Dés, marqués 6 et 3 (26); Le puits (31); le Labyrinthe (42); la Prison (52); Deux dés marqués 5 et 4 (53) et la Mort (58)."
Sa mémoire infaillible me portai sur les nerfs. Je retorquai :
"Eh bien ! A part le Mort, qu'on trouve également dans le Tarot...
- Avec le numéro 13 = 5 + 8 !"
Je décidai de ne pas tenir compte de son interruption.
" ... Et, à la limite, la Maison-Dieu qu'on pourrait rapprocher de l'Hôtellerie dans le sens d'Hôpital (Hôtel-dieu) ou encore la Prison, parfois représentée comme une tour, je ne trouve pas de ressemblance flagrante entre les deux jeux.
- Vous ne connaissez pas le Tarot provençal, une variante utilisé par les Gitans. On y trouve deux cartes : l'Aïgue, ou Puits, et lou Pontet, le Pont... Et n'oubliez pas, surtout, les deux dés posés sur la table de l'arcane n°1 : le Bateleur !"

Le nombre clé

Ces curiosités numérologiques, ésotériques ou symboliques me paraissaient un peu tirées pas les cheveux. Elles indiquaient, néanmoins, un cousinage possible entre deux jeux qui semblaient, à première vue, fort éloignés. Mais cela me semblait tout de même insuffisant.
"Votre raisonnement me paraît fort juste, mais quand même beaucoup trop juste...
- Je vous fait un peu marcher, avoua-t-il. La véritable raison pour laquelle on appelle le Tarot d'Ambre "Jeu de la Marelle" n'est pas là. Cela vient de l'organisation interne du Tarot, de la structure même du jeu."
Je tendis l'oreille. En létudiant, le Tarot m'était apparu comme un fatras d'éléments disparates et désordonnés. On y trouvait certes des couplages évidents, le Grand-Prêtre et la Grande-Prêtresse, l'Empereur et l'Impératrice, le Soleil et la Lune, mais aussi des rapprochements étranges : les anges du Jugement et de la Tempérance... Mais combien de cartes isolées, incongrues ou redondantes !
De nombreux ouvrages sur le Tarot soulignent avec maniaquerie le symbolisme ésotérique qui semble avoir présidé au dessin de chaque carte. On compte les 22 brins d'herbe de la Maison-Dieu ou les 19 gouttes qui pleuvent de la Lune. On empile avec délectation les significations de chaque arcane sans souci d'en tirer un système cohérent. Il semblerait même que toute idée de système fasse horreur, qu'une certaine opacité soit nécessaire, non seulement pour séparer l'initié du profane, mais aussi pour rendre mieux compte de l'opacité de la vie.
"Quel est à votre avis, mon cher François, le nombre clé du Tarot ?
- Vous n'allez pas recommencer avec vos nombres ?
- Allons, allons, ce n'est pas moi qui ai inventé les numéros donnés aux arcanes majeurs...
- A ce propos, dis-je, le véritable Tarot d'Ambre ne comporte pas les mêmes numéros que le Tarot de Marseille.
- Ils sont écrit dans la langue d'Ambre, mais je puis vous assurer que ce sont les mêmes !
- Il y a 22 arcanes, ce serait trop simple que le nombre soit 22. Mmm... Voyons... Oswald Wirth a parlé d'un classement des cartes deux par deux de manière que la somme de l'addition de deux cartes soit égale à 23. Cela lui permet de donner le numéro 22 au Mat qui se trouve alors associé au Bateleur 1. Il place donc le Mat à la suite du Monde 21, ce qui revient à mettre toutes les cartes en cercle.
- Dans ce cas, ironisa Droppa, on ne parlerait pas de la "Marelle" d'Ambre, mais de sa "Chandelle" !... Wirth avait raison de vouloir organiser les cartes deux par deux, mais pourquoi 23, grands dieux ? Il connaissait pourtant l'alphabet...
- 22 ! C'est donc 22 ! Il y a 22 lettres dans l'alphabet hébreu...
-Pas du tout, c'est 11 multiplié par deux !
- Vous recommencez !
- Pourquoi le Mat n'a-t-il pas de numéro ? On a voulu y voir l'arcane 0, hors de l'univers, ou l'arcane 22, ou les deux cartes à la fois... En fait, si vous regroupez deux pas deux les cartes de manière que leur somme fasse 22, vous n'avez de problème qu'avec la carte 11, la Force. Car son complément devrait lui aussi faire 11 pour obtenir 22. Deux cartes avec le même numéro, cela ne ferait pas sérieux. Le Mat qui est associé à la Force ne porte donc pas de numéro.
Rappelez-vous ce que représente la Force : une belle jeune femme, calme, baissant les yeux, qui maîtrise une puissante Licorne sans paraître y prêter attention...
Imaginez en face d'elle de Mat : que voit-on ? Un homme assez laid, fou, levant les yeux, qui va se faire mordre par un Serpent sans seulement y prêter attention...
Ne voyez-vous pas l'analogie entre ces deux cartes, leur opposition ?
- Si je me souviens bien, d'ailleurs, l'adversaire de la Licorne d'Ambre est bien le Serpent du Chaos ?
- Vous y êtes... Mais on peut aussi y voir une allégorie sur la maîtrise ou la non-maîtrise du corps physique, la maturité ou l'immaturité, la victoire ou la défaite sur les éléments... Ces cartes sont au centre du Tarot et donc aussi de la Marelle.
- On aurait donc aussi un couple entre le Bateleur (1) et le Monde (21)...
- C'est le début et la fin, l'alpha et l'oméga : deux joueurs de Marelles qui créent l'Ordre en maîtrisant le Chaos !
- Intéressant ! Et cela fonctionne avec toutes les cartes ? demandai-je dubitatif.
- Essayez, vous verrez !"
Mais j'était incapable de me livrer à cet exercice tout en conduisant de nuit. J'attendrai d'avoir les cartes sous les yeux. Nous avions quitté l'autoroute et je devais redoubler d'attention pour ne rater aucun des embranchements que me signalait Droppa. Il avait dû étudier le trajet sur une carte.

Le signe de la Marelle

Je digérais ce qu'il venais de me dire. A quelques kilomètres de notre but, je repris la parole :
"Tout cela est bien joli, mais quid de la Marelle ?
- La Marelle d'Ambre possède une forme bien définie mais assez complexe. On pourrait cependant la schématiser pour en faire une forme simple, une sorte de symbole ou de logo, comme un emblème religieux ou une marque commerciale.
Ce Signe de la Marelle est à Ambre ce que la croix est aux chrétiens. On le trouve comme élément décoratif dans beaucoup d'objets ou de constructions ambriennes. On peut aussi le repérer souvent dans le Tarot d'Ambre. Ce symbole ressemble à une double spirale, proche du caducée d'Hermès ou de la structure de l'ADN. Il symbolise les courants cosmiques qui gouvernent la vie, les flux qui canalisent et équilibrent les antagonismes.
Si l'on installe toutes les cartes du Tarot, successivement en suivant leur numérotation, dans le signe de la Marelle, on reconstitue une sorte de Marelle miniature qui est censée avoir de grands pouvoirs magiques.
Cette forme permet, en tout cas, de dégager une symétrie parfaite en ce qui concerne les cartes : tous les couples dont la somme est égale à 22 s'y trouvent face à face comme dans un miroir.
La signification profonde du Tarot y devient alors évidente pour qui souhaite s'y pencher."
C'était encore pire que d'essayer d'accoupler mentalement les cartes deux par deux. Je renonçai à me représenter ce fameux signe... En maudissant intérieurement Droppa de me faire des révélations ultimes sur le sens de l'univers et les lois du Tarot alors que je me débattais avec le code de la route.

L'arrivée au château

A la sortie d'un petit village endormi, nous trouvâmes l'allée qui menait au fameux château. Je stoppai la voiture. Mais Droppa me fit repartir et garer la voiture à cent mètres de là, dans un chemin de sous-bois qui s'engageait sur le côté opposé à la propriété de la secte. En frissonnant dans le petit matin - il était environ six heures - nous allâmes à pied jusqu'à l'allée bordée de platanes.
Une grille de forte proportion en interdisait l'accès. Elle était flanquée d'un mur d'enceinte de trois mètres de haut surmonté de tessons de bouteilles. A travers la grille, on pouvait distinguer une petite caméra de surveillance.
"Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? On sonne à la grille ?
- Pas question ! répondit sèchement Droppa. J'espérais que l'accès serait plus facile.
- Il y a peut-être des heures où on visite ?
- Faisons le tour du parc, ça peut nous donner une idée..."
Un petit camion qui sortait du village se dirigeait vers nous.
C'était la fourgonnette du boulanger.
"Il va peut-être livrer au château !"
Déjà je faisais demi-tour. Le clignotant confirma mon hypothèse. Je pris le pas de course.
"Eh ! Attendez-moi !" cria Droppa.
Je rejoignis l'arrière de la camionnette quand la grille s'ouvrait. Il n'y avait pas grand-chose pour s'accrocher, mais il n'y avait pas de vitres à l'arrière et, avec de la chance, le chauffeur ne me remarquerait pas.
Je sautai sur le pare-chocs quand la fourgonnette redémarra. Droppa était trop loin pour m'imiter mais il eut la présence d'esprit de se coller au mur, pour rester hors du champ de la caméra.
Le véhicule tressautait dans l'allée de graviers. J'avais le plus grand mal à conserver ma position car la poignée où je m'accrochais était plus basse que mon centre de gravité. Au premier virage, je lâchai tout et roulai au sol. J'attendis que la camionnette ait disparu pour me relever

Repérages

Malgré quelques contusions, j'était plutôt fier de ma ruse, mais je regrettais déjà l'absence de Droppa. L'allée faisait une fourche et le boulanger avait pris à droite. Un peu plus loin dans cette direction, on apercevait une grande dépendance, sans doute d'anciennes écuries. Autant commencer par là...
Je me dirigeai prudemment vers le bâtiment en prenant soin de marcher sur l'herbe pour éviter de faire crisser les gravillons. La camionnette du boulanger était garée devant le grand bâtiment dont une porte était ouverte. Une odeur de café chaud en sortait. Je n'eus que le temps de me jeter derrière un arbre quand deux hommes sortirent de la cuisine. Ils extirpèrent deux gros paniers à pains de la fourgonnette.
Je décidai de faire le tour de la place. De l'autre côté des écuries, un vaste jardin à la française, avec des buis proprement taillés en cône, s'étendait jusqu'au pied d'un petit château XVIIIème, genre bonbonnière. Tout semblait désert, mais je préférai faire un détour pour rejoindre le château en longeant les sous-bois.
Bien m'en prit, car j'entendis des cris gutturaux et je vis sortir, au pas de gymnastique sur une terrasse à droite du château, une escouade de sectateurs, crâne rasé, en survêtements couleur ambre. Je me jetai à terre derrière un buisson.
Parvenus au milieu de la pelouse, les joggers se mirent à faire des pompes frénétiques. Contournant le buisson, je m'enfonçai dans le bois pour chercher un chemin détourné vers le château. J'aperçus soudain à trente mètres la silhouette d'un homme qui semblait guetter le manoir, caché derrière un arbre. Je reconnus la coiffure hirsute qui ressemblait à une couronne de plumes. Je m'approchai furtivement dans l'espoir de surprendre Droppa.
Tout-à-coup, je sentis une fulgurante douleur dans ma jambe gauche et je tombai sur le dos. Je crus tout d'abord avoir mis le pied dans un piège à loup... C'était un collet des plus sophistiqués: Une lanière métallique souple entourait ma cheville. Reliée à un appareil enfoncé dans le sol, elle semblait émettre alternativement des modulations stridentes destinées à alerter le poseur du piège et des impulsions électriques tout à fait désagréables pour sa proie.
Droppa commença par s'approcher de moi, mais il s'immobilisa en regardant quelque chose par-dessus mon épaule. Il hésita, puis me fit un petit signe d'encouragement de la main. Il tourna alors les talons et s'enfonça dans les bois. En serrant les dents, je me tournai sur un coude. Je vis que les mystiques s'étaient remis debout et me montraient du doigt. Il m'était impossible de me dégager rapidement du piège et je dus me résigner à souffrir en attendant qu'on vint me délivrer.
Cela ne tarda pas. Toute l'équipe de joggers fous arriva sur les lieux. Un costaud en survêtement me tint par les épaules tandis qu'un autre débranchait la machine infernale. Ils me fouillèrent, confisquèrent mon arme et mon portefeuille et m'escortèrent jusqu'au château sans qu'un seul d'entre eux m'adressât la parole...
Ma cheville continuait à me lancer, mais, soutenu comme je l'étais par mes deux athlétiques anges gardiens, je boîtais à peine. Toujours sans un mot, notre petite troupe entra dans le château, parcourut plusieurs enfilades de couloirs avant de descendre un escalier mal éclairé qui menait sans doute aux caves. On ouvrit une solide porte de chêne et on me laissa seul dans une pièce sombre. Quand j'entendis le verrou extérieur se fermer, ma tension nerveuse s'effondra, je grelottais.

L'épreuve

Une heure plus tard, je fus tiré de mon abattement. Un homme grand, vêtu du même jogging couleur ambre qui était l'uniforme ici, entra dans mon cachot. Je distinguais mal son visage car la cave n'était pas éclairée et qu'il le dissimulait sous la capuche de son vêtement de sport. On aurait dit un moine.
" Vous allez subir une épreuve. On la réserve généralement au stade ultime de notre initiation. Vous serez opposé à un de nos meilleurs adeptes. J'espère que vous avez bien étudié les Tarots car votre vie en dépend.
- Mais je ne connais rien à votre doctrine, protestai-je. Je n'aurai aucune chance...
- Vous êtes, je crois, l'auteur du Livre de la Licorne... Un petit opuscule qui nous a fait beaucoup de tort ! Il va vous falloir prendre vos responsabilités."
Il me conduisit à travers les couloirs du château. Je clopinais à cloche-pied derrière lui.
Deux costauds nous suivaient. Nous arrivâmes dans une grande salle rectangulaire qui ne contenait aucun meuble. Le sol était quadrillé de grandes dalles carrées. Celles de la périphérie étaient couleur ambre. Au centre et devant les portes, elles étaient d'un bleu très sombre. A environ dix mètres, une autre porte faisait face à celle par où j'étais entré. De part et d'autre de cette porte, une douzaine d'adeptes étaient groupés sur la périphérie ambrée. Un seul me faisait directement face: mon futur adversaire sans doute...
La salle était large de douze mètres et des panneaux verticaux de couleur blanche en faisaient le tour. Comme je commençais à m'en douter, il y avait 22 panneaux qui encerclaient la grande salle. Il y avait également 22 dalles bleues en comptant celles où nous nous trouvions, mon adversaire et moi.
La voix du grand-prêtre qui se tenait derrière moi était certainement amplifiée par un système de sonorisation car elle résonnait dans toute la salle avec une solennité sépulcrale.
"Notre ami qui s'est invité lui-même va devoir montrer qu'il est digne de l'enseignement ésotérique qu'il a imprudemment dévoilé dans ses oeuvres. Un de nos adepti exempti va l'affronter dans l'épreuve de la Marelle.
Si l'intrus réussit, nous lui laisserons la vie et l'adeptus, s'il est victorieux, deviendra Magister Templi. Mais c'est la mort qui viendra sanctionner la moindre erreur."
On nous fit donner un paquet de cartes. Je le feuilletais rapidement, c'était les 22 arcanes majeurs du Tarot d'Ambre. Je pensai ironiquement que c'était cela même que je venais chercher. Le grand-prêtre nous expliqua les règles du "jeu":
" Vous allez poser au milieu de chaque dalle la carte qui lui revient dans l'ordre secret de la Marelle d'Ambre. Si vous tombez juste, la carte apparaîtra sur le mur. Sinon, l'enfer vous engloutira !
Le premier qui arrivera au centre en placant correctement la moitié des cartes aura gagné. Pour vous encourager, Monsieur Nedelec, je vous ai attribué pour commencer la carte du Bateleur. C'est bien celle qui convient à un concepteur de jeux, n'est-ce-pas ?"

Le jeu de la Marelle

Je commençai par trier les cartes de mon paquet pour le remettre dans l'ordre numéral en m'efforçant de me remémorer les explications de Droppa. Je sortis du paquet la carte du Bateleur et la posai sur la dalle où je me trouvais. Mon alter ego fit de même.
En face, les deux panneaux qui encadraient la porte derrière mes ennemis s'éclairèrent par une sorte de rétro-projection. Ils représentaient la première et la dernière cartes du Tarot d'Ambre: le Bateleur et le Monde.
Tout autour de la salle, les autres panneaux allaient s'allumer deux par deux, dans l'ordre croissant pour moi et décroissant pour l'autre, jusqu'à se rejoindre de part et d'autre de la porte derrière moi. A la fin ce serait, je le supposais, les cartes de la Force et du Mat. D'après Droppa, elles devaient se trouver au centre du dispositif. Quatre dalles me séparaient de mon adversaire, donc la seconde devait être la Force et la troisième le Mat.
Trois dalles étaient envisageables pour le second mouvement: en face de moi, à droite ou à gauche. Je vis mon adversaire sauter rapidement sur sa droite. Je décidai de lui faire confiance et sans attendre qu'il ait posé sa carte, je bondissai moi-même sur ma gauche pour rester en symétrie avec lui. Je me rattrapai sur mon pied valide. Par la force des choses, j'étais bel et bien en train de jouer à la Marelle...
Je pose la carte numéro 2... Gagné ! la Papesse apparaît au mur ! En face mon adversaire a allumé le Jugement. Il continue à monter vers le haut de la salle, je l'imite. Nous déposons ensemble nos cartes sur les dalles, moi l'Impératrice et et lui le Soleil.
Il saute dans ma direction. Je fais de même. Il pose la Lune. Nous ne sommes plus qu'à deux mètres l'un de l'autre. Je pose l'Empereur, les panneaux muraux s'éclairent. Je sais où est le Pape, il me faut redescendre et le poser à côté de la Papesse. Ainsi les couples ne seront pas séparés !
L'adeptus a déjà posé l'Etoile et va sauter sur la rangée du milieu lorsque j'atteins le Pape.
Horrifié, je vois la dalle qui bascule sous lui. L'homme disparaît en poussant un hurlement de terreur. Tous les panneaux s'éteignent de son côté. J'ai pris l'avantage mais je reste hésitant. Que faire ?
Passer de son côté en croisant les trajets ? Cela ferait un vilain noeud à la fin. Droppa parlait de symétrie parfaite et c'est le cas pour l'instant.

La rangée centrale

Du coin de l'oeil, je vois un autre adepte au crâne rasé saisir un nouveau jeu et repartir. Sans hésitation, il refait le chemin parcouru par son acolyte. Je dois profiter de mon avance. Tout-à-coup je remarque la forme étrange de la crosse du Pape. Droppa m'avait bien dit que la forme de la Marelle se retrouvait çà et là dans les cartes. Le haut de la crosse forme deux boucles qui ressemblent fort au trajet que nous avons parcouru. Deux autres boucles sont situées sous une branche centrale parfaitement horizontale.
Si notre but final est le centre, la rangée centrale, celle qui rejoint le Bateleur au Monde doit être la ligne droite finale. Il me faut donc passer de l'autre côté pour compléter ma seconde boucle.
En prenant mon élan, je saute la dalle adjacente pour atterrir sur la dalle suivante, symétrique au Pape par rapport à l'allée centrale. Elle ne disparaît pas sous moi. J'y pose la carte 6 de l'Amoureux dont la signification est justement l'hésitation entre deux chemins... C'est gagné, le panneau dévoile une représentation printanière de notre amoureux menacé par la flèche.
Pendant ce temps, mon nouvel adversaire a refait une bonne partie du chemin. Il va poser la carte sur l'Etoile. Avant qu'il saute lui-même pour atteindre la Maison-Dieu, je continue à descendre et allume le tableau du Chariot.
Je n'ai qu'un bref moment d'hésitation. Puisque les allusions de Droppa se sont révélées exactes, il ne s'agit pas maintenant de briser la symétrie en mettant le pied sur le terrain de l'adversaire... C'est alors que l'autre termine son saut sur la dalle de gauche, révélant le Diable. Il a rattrapé son retard. Ma jambe valide donne des signes de fatigue, tandis que l'autre fait des bonds de félin.
Je saute donc vers la droite et c'est bien la Justice qui m'accueille. Sans perdre de temps à me retourner pour voir si mon adversaire a bien atteint la Tempérance, je fais immédiatement un saut qui me fait revenir vers le milieu de la salle.
Les pieds sur l'Hermite, je jette un oeil à ma droite. Il vient de faire apparaître le masque grimaçant de l'Arcane sans nom. Sans y voir de mauvais présage, je poursuis mon avance et allume la Roue de Fortune. Nous sommes désormais face à face. Il est très décidé et saute déjà pour quitter le Pendu. Je saute à sa rencontre et pose enfin la carte de la Force au moment précis où il pose celle du Mat.
Toutes les cartes étaient désormais en place. Les 22 arcanes majeurs nous contemplaient tout autour de la salle. Apparemment nous étions ex-aequos. Mais je me méfiais des sectaires. Notre apparente égalité pouvait bien se révéler plus égale pour celui qui partageait les opinions religieuses de l'arbitre.

Le retour

Ce dernier semblait sans réaction. Il nous observait tous les deux, abasourdi sans doute de notre réussite. A vrai dire, la réussite de son néophyte devait le surprendre encore plus que la mienne.
Essouflé, je pris le temps de regarder le visage de l'autre sauteur. Il me semblait familier mais ce n'est qu'au moment où j'entendis sa voix que je le reconnus:
"Attention, mon cher ! Préparez-vous pour le dernier saut ! Et ne lâchez pas vos cartes, on les a payés assez cher..."
Je serrai instinctivement dans la main l'autre moitié des cartes. Celles que je n'avais pas posées sur les dalles. Je vis alors Droppa élever vers ses yeux qui brillaient sous un crâne fraîchement rasé une carte qui me sembla différente de celles que nous avions utilisées.
" Mais, mais !... Ce n'est pas un des nôtres !... hurla alors le grand-prêtre. Arrêtez-les ! Emparez-vous d'eux !"
Mais tandis que les sectaires hésitaient à poser le pied sur leur Marelle sacrée, une porte d'ombre s'ouvrit devant Droppa et moi. Il me prit par la main et m'entraîna... à l'intérieur de mon propre salon.
J'étais furieux:
"C'était vous, mais où étiez-vous passé ? Vous auriez pu me prévenir pendant l'épreuve... Je ne connaissais pas la disposition d'avance, moi !
- Vous vous en êtes très bien tiré. Et puis nous avons réussi, non ?
- Je n'ai plus que la moitié du jeu...
- Et moi j'ai l'autre !"
Nous examinâmes les cartes qui étaient de bonne facture. Leur reproduction ne devrait pas poser de problèmes.
" Mais nous ne possédons que les arcanes majeurs, précisai-je....
- Les autres sont très courantes pour un voyageur d'Ambre! Tenez, je vais vous prèter mon propre jeu de figures...
- A ce propos, montrez-moi donc cette carte qui mène à mon salon."
Droppa me la tendit, à peine géné.
" J'ai pensé que cela pourrait être utile. Je l'ai dessinée de mémoire moi-même ! Une chance qu'elle ait fonctionné, non ?
- Certes, mais je vais la garder. Je n'ai pas envie de voir débarquer chez moi sans prévenir d'autres visiteurs d'Ambre. Et je vous interdis formellement d'en dessiner une autre !
- Allons, allons ! C'était pour la bonne cause ! Eh bien, je vais vous laisser... Vous avez assez d'éléments pour publier le jeu d'Ambre maintenant. Vous me rendrez les cartes quand vous n'en aurez plus besoin.
Et contrairement à la fois précédente, c'est par la porte que Droppa MaPantz prit congé.
Quant à moi, j'ai tenté à plusieurs reprises de rejoindre mon salon grâce à la carte de Droppa. Hélas, j'ai toujours échoué et j'ai du me résigner comme tous les enfants des ombres et continuer d'affronter les encombrements...

par François Nedelec, © FX Nedelec 1994